L’un des Pères
Fondateurs de l’Europe s’exprime sur la nécessité d’instaurer la Communauté de
Défense Européenne, en un mot, une armée européenne.
ALCIDE DE GASPERI :
Monsieur le Président, je désire, tout
d'abord, vous remercier, et avec vous l'Assemblée, de l'invitation que vous
avez bien voulu m'adresser et qui me permet aujourd'hui d'exposer brièvement
mes idées et mes préoccupations au sujet des graves problèmes qui se posent
devant nous. C'est avec une grande satisfaction que j'ai vu les idées que nous
défendons ici parcourir, ces derniers temps, beaucoup de chemin sur la voie des
réalisations concrètes. Malgré les innombrables difficultés qui se sont
présentées, le Plan Schuman est sur le point de devenir un fait accompli. Je
crois que tous les pays ici représentés sont désormais d'accord sur le principe
qu'il faut arriver à une forme d'intégration européenne. Les avis diffèrent
seulement sur la façon d'y arriver.
Si j'interprète exactement votre désir il
ne s'agit pas pour moi d'exposer en thèse générale ma pensée — d'ailleurs assez
connue — mais de la préciser au regard du problème concret né de l'urgence de
la défense commune. Le besoin de sécurité a créé le Pacte Atlantique,
c'est-à-dire une organisation qui tend à rétablir l'équilibre des forces. C'est
là la première ligne de défense contre le danger extérieur: elle est fondée sur
l'intégration de l'effort national dans l'effort collectif. Mais la condition
essentielle pour une résistance efficace à l'extérieur est, en Europe, la
défense à l'intérieur contre un funeste héritage de guerres civiles — et c'est
ainsi qu'il faut considérer les guerres européennes au point de vue de
l'histoire universelle — cette alternance d'agressions et de revanches,
d'esprit hégémonique, d'avidité de richesse et d'espace, d'anarchie et de
tyrannie que nous a légués notre histoire, par ailleurs si glorieuse. C'est
donc contre ces germes de désagrégation et de déclin, de défiance mutuelle et
de décomposition morale que nous devons lutter de toutes nos forces.
Nous avons conscience qu'il nous faut nous
sauver nous-mêmes, qu'il faut sauver notre patrimoine de civilisation commune
et d'expériences séculaires. Car s'il est vrai que le Pacte Atlantique embrasse
une grande partie du monde, il n'est pas moins vrai que dans ce monde l'Europe
garde en elle-même les sources les plus anciennes et les traditions les plus
hautes de la civilisation.
Les ressemblances et les convergences
historiques, même les liens brisés et aussitôt renoués, nous indiquent que la
mise en commun de nos forces éteint nos rancunes et peut nous donner en Europe
la paix intérieure, avant même qu'un pacte de défense vienne la garantir.
L'association de nos expériences sociales, culturelles, administratives
redouble nos possibilités nationales, et les préserve de toute décadence en
leur donnant un élan nouveau vers la création d'une civilisation encore plus
avancée et encore plus élevée.
Quelle est l'alternative qui se pose pour
nous maintenant, dans cet après-guerre ? Nous sommes tous d'accord qu'il faut
défendre nos foyers, nos institutions, notre civilisation au moment du danger.
Mais les générations nouvelles, qui tendent à une conception intégrale et
dynamique de la vie, hésitent devant un choix qui peut décider de leur destinée:
reprendre la route interrompue par la guerre, parsemée de revendications et de
conflits qui s'inspirent d'une conception éthique absolue de la nation; ou
alors aller vers la coordination de ces forces parfois idéales et rationnelles,
parfois encore instinctives et irrationnelles, en vue d'un épanouissement
supérieur et d'une solidarité fraternelle plus large.
Quelle voie faut-il choisir pour maintenir
ce qu'il y a de noble et d'humain dans ces forces nationales, tout en les
coordonnant vers un but de civilisation supranationale qui puisse les
équilibrer, les résumer et les composer dans un courant irrésistible de progrès
? Cela ne peut se faire qu'en vivifiant les forces nationales avec les idéaux
communs de notre histoire et en leur donnant comme champ d'action les
différentes et grandioses expériences de la civilisation européenne commune.
Cela ne peut se faire qu'en réalisant un point de rencontre où ces expériences
se confrontent, se sélectionnent et engendrent ainsi de nouvelles formes de vie
commune, inspirées à une plus grande liberté et à une vie sociale plus juste.
C'est sur une association des souverainetés nationales basée sur des
institutions constitutionnelles démocratiques que ces nouvelles formes peuvent
s'épanouir.
C'est dès maintenant que ce but doit être
clair, déterminé et garanti, même si un seul bond ne sera pas suffisant pour
l'atteindre et si l'on ne pourra pas le réaliser dans tous les secteurs qu'il
comporte. C'est seulement si nous pouvons donner dès à présent cette vision constructive
et lumineuse, que nous pourrons attirer les masses, leur inspirer l'élan idéal
nécessaire et surtout gagner les esprits des jeunes générations européennes. La
construction des instruments et des moyens techniques, les solutions
administratives sont sans doute nécessaires; et nous devons en savoir gré à
ceux qui en assument la tâche. Ces constructions constituent la charpente;
elles représentent ce que le squelette représente pour le corps humain. Mais ne
risquons-nous pas de les voir se décomposer si un souffle vital n'entre pas en
elles pour les vivifier au moment même de leur naissance ? Si nous ne bâtissons
que des administrations communes, sans qu'il y ait une volonté politique
supérieure, vivifiée par un organisme central, dans lequel les volontés
nationales se rencontrent, se précisent et se réchauffent dans une synthèse
supérieure, nous risquons de voir cette activité européenne, comparée aux vitalités
nationales particulières, paraître sans chaleur, sans vie idéale; elle pourrait
même apparaître à certains moments un harnachement superflu et peut-être
oppressif, tel que le Saint Empire Romain apparut à certaines périodes de son
déclin.
Dans ce cas les générations nouvelles,
saisies par la poussée plus ardente de leur sang et de leur terre, considéreraient
la construction européenne comme un instrument de gêne et d'oppression. Dans ce
cas, le danger de l'involution est évident.
Voilà pourquoi, tout en ayant une claire
conscience de la nécessité de graduer la construction, nous jugeons qu'en aucun
moment il ne faudra agir et construire de façon que la fin à atteindre ne
résulte claire, déterminée et garantie. Cela est d'autant plus nécessaire
lorsqu'on en vient à mettre en commun cet instrument si essentiel et si
traditionnel de la souveraineté nationale qu'est l'armée.
Les forces armées sont aussi un corps moral
parmi les plus élevés de la nation, l'école des plus hautes vertus militaires
et civiles. Leurs drapeaux rappellent les gloires du passé et sont le gage des
sacrifices de l'avenir.
Si nous appelons les forces armées des
différents pays à se fondre ensemble dans un organisme permanent et constitutionnel
et, le cas échéant, à défendre une patrie plus vaste, il faut que cette patrie
soit visible, solide et vivante; même si toute la construction n'est pas
parfaite, il faut que dès maintenant on en voie au moins les murs principaux et
qu'une volonté politique commune soit toujours vigilante, afin de résumer les
idéaux les plus purs des nations associées et les faire briller à la lumière
d'un foyer commun.
Je sais bien que cet idéal européen n'est
pas encore suffisamment enraciné dans les foules: il n'y a qu'une partie
d'hommes politiques, de penseurs et d'idéalistes qui est à même de s'arracher
au souci quotidien des problèmes de la reconstruction de leur pays pour diriger
leurs efforts à la préparation d'un avenir commun.
Vous êtes de ce nombre, Messieurs les
représentants, par le mandat que vous avez reçu de vos collègues élus comme
vous par le peuple.
Maintenant, bien qu'en Italie cette idée
doive faire encore du chemin et bien qu'elle doive être l'objet de discussions
approfondies dans son parlement, j'ose espérer devant vous que, conformément à
l'esprit de sa constitution, la nation italienne, tout en étant sortie
amoindrie de la guerre, sera prête à accepter des limitations raisonnables à sa
souveraineté nationale, en union avec les autres nations européennes, si cela peut
servir à élargir le champ de son élan vital.
Certes, l'acheminement le plus logique, le
plus pratique, le plus conforme aux précédents historiques serait l'union
douanière et en ce qui nous concerne nous avons résolu techniquement ce
problème avec la France et nous en souhaitons une favorable solution politique.
Cependant, beaucoup de chemins mènent à
Rome.
Maintenant nous sommes en face du problème
de l'armée européenne, problème délicat, comme je l'ai déjà dit, qui touche aux
fibres les plus profondes de l'organisme national; je ne puis exprimer ici, en
ce moment, que mon avis personnel, mais je pense que le parlement italien ne
refusera pas son consentement à l'effort méritoire d'hommes généreux et
clairvoyants tendant à créer un pont stable entre des nations souvent séparées
dans le passé par un abîme dans lequel toute l'Europe est précipitée. Cette
approbation ne manquera pas si le pont est solidement bâti et appuyé sur les
piliers du consentement populaire et constitue vraiment le trait d'union entre
nations libres et égales.
Pour créer ce pont, il est donc évident que
le premier et principal pilier doit être un corps élu commun et délibérant,
même avec des attributions de décision et de contrôle limitées à ce qui est
administré en commun, et dont dépendrait un organisme exécutif collégial. Le
deuxième pilier serait constitué par un budget commun, qui tire en partie
considérable ses ressources des contributions individuelles, c'est-à-dire du
système de taxation. Je ne veux pas entrer dans des détails, mais l'histoire
nous apprend que la forme de contribution des États, comme moyen exclusif pour
supporter les dépenses communes, peut provoquer de dangereuses divergences et
contenir des germes de dissolution. Il ne serait pas si difficile pour chaque
État de transférer le produit d'un monopole ou d'un impôt d'autre nature au
profit du budget commun. Monsieur le Président, ce système me semble constituer
le minimum nécessaire pour que ce projet obtienne l'approbation des parlements
et le consentement des populations. Lorsque cette armée, ainsi organisée et
administrée, sera encadrée dans le NATO, selon la résolution de la Conférence
de Rome, nous aurons atteint l'union de toutes les forces défensives et, en
même temps, nous aurons créé, à l'intérieur, un noyau fédéral européen qui sera
la garantie la plus sûre de notre solidarité démocratique.
Monsieur le Président, il est vrai que
chacun de nous a, dans son pays, des problèmes qui le serrent de tous les
côtés, il est vrai aussi que certains pourraient désirer poursuivre cette œuvre
de coordination dans d'autres secteurs, plus faciles, mais chacun de nous sent
que celle-ci est l'occasion qui passe et qui ne reviendra plus.
Il faut la saisir et l'insérer dans la
logique de l'histoire. C'est pour cela que, après avoir rendu hommage aux
hommes courageux qui ont commencé cette œuvre et qui l'ont fait progresser,
j'estime qu'il est temps maintenant de nous exhorter tous à achever ce travail.
Il ne faut absolument pas échouer dans notre tâche, il faut qu'elle puisse
trouver dans nos pays la collaboration de toutes les forces démocratiques et de
renouvellement social, en réveillant en même temps chez tous nos amis,
particulièrement en Amérique, la foi dans les destinées de l'Europe.
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