Discours de Altiero Spinelli sur l’initiative Genscher/Colombo devant le Parlement Européen (19 novembre 1981)


ALTIERO SPINELLI :


Madame le Président, je vais employer encore une fois une langue véhiculaire.

Si j'étais croyant, je commencerais par les mots «Gott helf mir ! - que Dieu m'aide !» Car d'une telle sorte d'aide mystérieuse j'ai besoin pour ce que je vais essayer de dire au cours de ces misérables cinq minutes que le Règlement m'attribue. Je vais essayer, Monsieur Genscher et Monsieur Colombo, de vous convier à vous placer au-dessus de vous-mêmes, à la hauteur de la tâche que vous vous êtes assignée.

Nous vous sommes reconnaissants avant tout, Messieurs les ministres allemand et italien, pour votre initiative car en proposant cet acte européen, vous avez brisé un tabou qui pesait depuis trop longtemps sur toute la construction européenne: le tabou qui interdisait de regarder au-delà des tâches économiques propres à la Communauté. Vous avez eu le mérite de dire que le moment est venu de commencer à agir pour créer progressivement l'Union européenne, c'est-à-dire une union politique qui soit engagée pour approfondir, bien sûr, les politiques économiques communes, mais aussi pour promouvoir une politique extérieure commune et une politique commune de la sécurité, donc pour entreprendre en commun des initiatives d'ordre diplomatique et stratégique aptes à promouvoir activement la construction de la paix.

Merci donc d'obliger nos gouvernements, notre Communauté, nos peuples à considérer que ces politiques communes nouvelles ont besoin d'instruments communs de décision et d'action. Toutefois, Messieurs les ministres, que vous avez été, dans cette initiative, des hommes de peu de foi, des hommes de peu d'imagination ! Je n'ai pas oublié, Monsieur Genscher, qu'il y a six ou sept ans, vous avez convaincu votre parti à s'engager pour une Assemblée constituante européenne. Mais vous l'avez peut-être oublié. Plus récemment, le 26 novembre 1980, quand vous avez commencé à parler de cette relance de l'Union politique européenne, vous avez prononcé au Bundestag les mots suivants: «Je n'ai pas l'impression que les impulsions à s'occuper d'un projet de constitution pour l'Europe puissent venir des gouvernements nationaux. Elles peuvent venir seulement du Parlement européen directement élu». Lorsque vous avez prononcé ces mots, vous saviez que l'initiative du «club du Crocodile» était en marche dans ce Parlement. Et je veux bien reconnaître que le Parlement est coupable d'avoir été trop lent à assumer cette tâche... Mais il l'a enfin assumée, et sous peu il va se mettre au travail. Mais vous, Monsieur Genscher, vous n'avez pas eu la patience. Vous avez vite fait de perdre votre foi dans le Parlement. Vous avez vite fait de confier à vos diplomates la tâche de rédiger cet acte. Et vous avez reçu d'eux ce que vous-même vous aviez prévu : ils vous ont, en effet, offert et fait avaler une nième variante de collaboration intergouvernementale.

(Applaudissements sur certains bancs)

Vous connaissez le proverbe qui dit que « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ». Vos diplomaties ne le peuvent pas davantage. Je reconnais que, dans l'immédiat, vous n'avez à votre disposition que cette coopération intergouvernementale et que c'est avec elle que vous devez agir pour affronter les problèmes internationaux les plus brûlants. Mais nous vous demandons d'être bien conscients de ce qu'il y a de provisoire, d'aléatoire et de fragile dans cette méthode. Ne venez pas nous dire que, dans cinq ans - vous aviez dit, au commencement, trois ans, mais ils sont devenus déjà cinq ans - le Conseil, à la lumière de l'expérience proposera si nécessaire un traité pour consolider l'union... Dites plutôt qu'il n'y a pas d'expérience à faire, que pour ceux qui veulent entendre, tout est bien connu dans cette matière, mais que vous ferez votre possible pour maintenir cette coopération incertaine et fragile, pour donner au Parlement les deux ans, deux ans et demi nécessaires pour préparer le projet de loi fondamentale de l'Union européenne et le soumettre à la ratification des États membres. Dans ce cas, le Parlement européen, au nom du peuple européen qui l'a élu, applaudirait sans réserve à votre initiative, se sentirait encouragé à accélérer son travail constituant pour venir le plus tôt possible à votre aide dans votre tranchée qui est, à la longue, intenable. Et vous auriez bien mérité de l'Europe.

Je voudrais aussi dire à M. Colombo - qui est absent - qui se considère l'héritier de l'esprit européen de de Gasperi, que je lui demanderai, à lui aussi, de savoir faire preuve de la ténacité que de Gasperi a eue pour faire des propositions analogues à ses collègues.

Mais, Monsieur le ministre, c'est de ce Parlement, qui est la seule institution ayant le droit de parler et de proposer au nom du peuple européen qui l'a élu, que vous devez attendre l'avenir de l'Europe, et non pas de vos propositions interministérielles !

J'ai dit, en outre, que vous avez manqué d'imagination. Vous avez en effet compris que, provisoirement, et dans les plus brefs délais, nos gouvernements doivent coopérer pour avoir un minimum de politiques communes, ici et là, mais enfin, disons-le clairement, surtout une politique commune en matière de sécurité. Et vous avez compris que vous ne pouvez pas vous borner à en proclamer la nécessité mais que vous devez le faire avec un minimum d'efficacité. Or, dans votre acte, vous allez chercher l'efficacité dans une multiplication de conseils, de comités, de sous-comités, dans un secrétariat saugrenu à structures et sièges variables, c'est-à-dire dans une multiplication de corps et de corpuscules, tous de la même qualité intergouvernementale. Et puis, quand tout aura été trituré et digéré par ces comités et conseils, chaque État, selon vous, ferait son compte de l'acquis politique.

Messieurs les ministres, n'avez-vous jamais entendu dire que, pendant la première et la deuxième guerre mondiale, les alliés - se trouvant dans une situation d'urgence qui les obligeait à avoir une politique militaire commune sur les fronts de guerre, une politique commune de ravitaillement, un contrôle commun de leurs monnaies - ont décidé, par des actes analogues aux vôtres, sans formalités juridiques, sans engagement institutionnel, sans préjugés pour l'avenir, de nommer un Foch, un Eisenhower, un Monnet pour être leurs plénipotentiaires en la matière. C'est ce que vous devriez proposer pour faire avancer vos initiatives dans la situation actuelle, provisoirement, sous la forme de collaboration entre les gouvernements.

(Applaudissements)




Discours de Altiero Spinelli sur l’initiative Genscher/Colombo devant le Parlement Européen (19 novembre 1981) in: Journal officiel des Communautés européennes (JOCE), 14. Oktober 1982, Nr. 1-289, S. 295f., auch online verfügbar unter (également disponible en ligne sous)   (31.08.2009).

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