ALTIERO SPINELLI :
Madame le Président, je vais
employer encore une fois une langue véhiculaire.
Si
j'étais croyant, je commencerais par les mots «Gott helf mir ! - que Dieu
m'aide !» Car d'une telle sorte d'aide mystérieuse j'ai besoin pour ce que
je vais essayer de dire au cours de ces misérables cinq minutes que le
Règlement m'attribue. Je vais essayer, Monsieur Genscher et Monsieur Colombo,
de vous convier à vous placer au-dessus de vous-mêmes, à la hauteur de la tâche
que vous vous êtes assignée.
Nous vous sommes
reconnaissants avant tout, Messieurs les ministres allemand et italien, pour
votre initiative car en proposant cet acte européen, vous avez brisé un tabou
qui pesait depuis trop longtemps sur toute la construction européenne: le tabou
qui interdisait de regarder au-delà des tâches économiques propres à la
Communauté. Vous avez eu le mérite de dire que le moment est venu de commencer
à agir pour créer progressivement l'Union européenne, c'est-à-dire une union
politique qui soit engagée pour approfondir, bien sûr, les politiques
économiques communes, mais aussi pour promouvoir une politique extérieure
commune et une politique commune de la sécurité, donc pour entreprendre en
commun des initiatives d'ordre diplomatique et stratégique aptes à promouvoir
activement la construction de la paix.
Merci donc d'obliger nos
gouvernements, notre Communauté, nos peuples à considérer que ces politiques
communes nouvelles ont besoin d'instruments communs de décision et d'action.
Toutefois, Messieurs les ministres, que vous avez été, dans cette initiative,
des hommes de peu de foi, des hommes de peu d'imagination ! Je n'ai pas
oublié, Monsieur Genscher, qu'il y a six ou sept ans, vous avez convaincu votre
parti à s'engager pour une Assemblée constituante européenne. Mais vous l'avez
peut-être oublié. Plus récemment, le 26 novembre 1980, quand vous avez commencé
à parler de cette relance de l'Union politique européenne, vous avez prononcé
au Bundestag les mots suivants: «Je n'ai pas l'impression que les impulsions à
s'occuper d'un projet de constitution pour l'Europe puissent venir des
gouvernements nationaux. Elles peuvent venir seulement du Parlement européen
directement élu». Lorsque vous avez prononcé ces mots, vous saviez que
l'initiative du «club du Crocodile» était en marche dans ce Parlement. Et je
veux bien reconnaître que le Parlement est coupable d'avoir été trop lent à
assumer cette tâche... Mais il l'a enfin assumée, et sous peu il va se mettre
au travail. Mais vous, Monsieur Genscher, vous n'avez pas eu la patience. Vous
avez vite fait de perdre votre foi dans le Parlement. Vous avez vite fait de
confier à vos diplomates la tâche de rédiger cet acte. Et vous avez reçu d'eux
ce que vous-même vous aviez prévu : ils vous ont, en effet, offert et fait
avaler une nième variante de collaboration intergouvernementale.
(Applaudissements sur
certains bancs)
Vous connaissez le proverbe
qui dit que « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ».
Vos diplomaties ne le peuvent pas davantage. Je reconnais que, dans l'immédiat,
vous n'avez à votre disposition que cette coopération intergouvernementale et
que c'est avec elle que vous devez agir pour affronter les problèmes
internationaux les plus brûlants. Mais nous vous demandons d'être bien
conscients de ce qu'il y a de provisoire, d'aléatoire et de fragile dans cette
méthode. Ne venez pas nous dire que, dans cinq ans - vous aviez dit, au
commencement, trois ans, mais ils sont devenus déjà cinq ans - le Conseil, à la
lumière de l'expérience proposera si nécessaire un traité pour consolider
l'union... Dites plutôt qu'il n'y a pas d'expérience à faire, que pour ceux qui
veulent entendre, tout est bien connu dans cette matière, mais que vous ferez
votre possible pour maintenir cette coopération incertaine et fragile, pour
donner au Parlement les deux ans, deux ans et demi nécessaires pour préparer le
projet de loi fondamentale de l'Union européenne et le soumettre à la
ratification des États membres. Dans ce cas, le Parlement européen, au nom du
peuple européen qui l'a élu, applaudirait sans réserve à votre initiative, se
sentirait encouragé à accélérer son travail constituant pour venir le plus tôt
possible à votre aide dans votre tranchée qui est, à la longue, intenable. Et
vous auriez bien mérité de l'Europe.
Je voudrais aussi dire à M.
Colombo - qui est absent - qui se considère l'héritier de l'esprit européen de
de Gasperi, que je lui demanderai, à lui aussi, de savoir faire preuve de la
ténacité que de Gasperi a eue pour faire des propositions analogues à ses
collègues.
Mais, Monsieur le ministre,
c'est de ce Parlement, qui est la seule institution ayant le droit de parler et
de proposer au nom du peuple européen qui l'a élu, que vous devez attendre
l'avenir de l'Europe, et non pas de vos propositions interministérielles !
J'ai dit, en outre, que vous
avez manqué d'imagination. Vous avez en effet compris que, provisoirement, et
dans les plus brefs délais, nos gouvernements doivent coopérer pour avoir un
minimum de politiques communes, ici et là, mais enfin, disons-le clairement,
surtout une politique commune en matière de sécurité. Et vous avez compris que
vous ne pouvez pas vous borner à en proclamer la nécessité mais que vous devez
le faire avec un minimum d'efficacité. Or, dans votre acte, vous allez chercher
l'efficacité dans une multiplication de conseils, de comités, de sous-comités,
dans un secrétariat saugrenu à structures et sièges variables, c'est-à-dire
dans une multiplication de corps et de corpuscules, tous de la même qualité
intergouvernementale. Et puis, quand tout aura été trituré et digéré par ces
comités et conseils, chaque État, selon vous, ferait son compte de l'acquis
politique.
Messieurs les ministres,
n'avez-vous jamais entendu dire que, pendant la première et la deuxième guerre
mondiale, les alliés - se trouvant dans une situation d'urgence qui les
obligeait à avoir une politique militaire commune sur les fronts de guerre, une
politique commune de ravitaillement, un contrôle commun de leurs monnaies - ont
décidé, par des actes analogues aux vôtres, sans formalités juridiques, sans
engagement institutionnel, sans préjugés pour l'avenir, de nommer un Foch, un
Eisenhower, un Monnet pour être leurs plénipotentiaires en la matière. C'est ce
que vous devriez proposer pour faire avancer vos initiatives dans la situation
actuelle, provisoirement, sous la forme de collaboration entre les
gouvernements.
(Applaudissements)
Discours de Altiero Spinelli sur l’initiative Genscher/Colombo devant le
Parlement Européen (19 novembre 1981) in: Journal officiel des Communautés
européennes (JOCE), 14. Oktober
1982, Nr. 1-289, S. 295f., auch online verfügbar unter (également disponible en
ligne sous)
(31.08.2009).
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