Les États-Unis d’Europe selon Victor Hugo


J'ai rassemblé ici deux discours (ainsi que deux citations ci-dessous) qui permettent de comprendre la position européiste et fédéraliste de Victor Hugo. Si je ne cherche pas ici à commenter ces discours, simplement à le mettre à disposition de mes lecteurs comme une source, je me suis cependant permis de mettre certains passages en gras lorsqu'ils me paraissaient particulièrement pertinents dans le contexte de ce blog.

VICTOR HUGO :

Discours aux Congrès de la Paix de 1849 et 1869

Suivis d’extraits du discours « Pour la Guerre dans le présent et pour la Paix dans l’avenir » du 1er mars 1871



 « Et de l’union des libertés dans la fraternité des peuples naîtra la sympathie des âmes, germe de cet immense avenir où commencera pour le genre humain la vie universelle et que l’on appellera la Paix de l’Europe »



« Il y a aujourd’hui une nationalité européenne, comme il y avait, au temps d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, une nationalité grecque. »

                                                                                                                                                                                      
Victor Hugo



Congrès de la Paix de 1849


I
DISCOURS D’OUVERTURE

Paris, 21 août 1849.

M. Victor Hugo est élu président. M. Cobden est élu vice-président.
M. Victor Hugo se lève et dit :
Messieurs, beaucoup d’entre vous viennent des points du globe les plus éloignés, le cœur plein d’une pensée religieuse et sainte. Vous comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chrétiens, des écrivains éminents, plusieurs de ces hommes considérables, de ces hommes publics et populaires qui sont les lumières de leur nation. Vous avez voulu dater de Paris les déclarations de cette réunion d’esprits convaincus et graves, qui ne veulent pas seulement le bien d’un peuple, mais qui veulent le bien de tous les peuples. (Applaudissements.) Vous venez ajouter aux principes qui dirigent aujourd’hui les hommes d’état, les gouvernants, les législateurs, un principe supérieur. Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l’évangile, celui qui impose la paix aux enfants du même Dieu, et, dans cette ville qui n’a encore décrété que la fraternité des citoyens, vous venez proclamer la fraternité des hommes.
Soyez les bienvenus! (Long mouvement.)
En présence d’une telle pensée et d’un tel acte, il ne peut y avoir place pour un remerciement personnel. Permettez-moi donc, dans les premières paroles que je prononce devant vous, d’élever mes regards plus haut que moi-même, et d’oublier, en quelque sorte, le grand honneur que vous tenez de me conférer, pour ne songer qu’à la grande chose que vous voulez faire.
Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d’un lien commun, l’évangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? Cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? Beaucoup d’esprits positifs, comme on parle aujourd’hui, beaucoup d’hommes politiques vieillis, comme on dit, dans le maniement des affaires, répondent : Non. Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter, je réponds : Oui ! (applaudissements) et je vais essayer de le prouver tout à l’heure.
Je vais plus loin ; je ne dis pas seulement : C’est un but réalisable, je dis : C’est un but inévitable ; on peut en retarder ou en hâter l’avènement, voilà tout.
La loi du monde n’est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu. Or, la loi de Dieu, ce n’est pas la guerre, c’est la paix. (Applaudissements.) Les hommes ont commencé par la lutte, comme la création par le chaos. (Bravo ! bravo !) D’où viennent-ils ? De la guerre ; cela est évident. Mais où vont-ils ? À la paix ; cela n’est pas moins évident.
Quand vous affirmez ces hautes vérités, il est tout simple que votre affirmation rencontre la négation ; il est tout simple que votre foi rencontre l’incrédulité ; il est tout simple que, dans cette heure de nos troubles et de nos déchirements, l’idée de la paix universelle surprenne et choque presque comme l’apparition de l’impossible et de l’idéal ; il est tout simple que l’on crie à l’utopie ; et, quant à moi, humble et obscur ouvrier dans cette grande œuvre du dix-neuvième siècle, j’accepte cette résistance des esprits sans qu’elle m’étonne ni me décourage. Est-il possible que vous ne fassiez pas détourner les têtes et fermer les yeux dans une sorte d’éblouissement, quand, au milieu des ténèbres qui pèsent encore sur nous, vous ouvrez brusquement la porte rayonnante de l’avenir ? (Applaudissements)
Messieurs, si quelqu’un, il y a quatre siècles, à l’époque où la guerre existait de commune à commune, de ville à ville, de province à province, si quelqu’un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la Bretagne, à l’Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne : un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne lèverez plus d’hommes d’armes les uns contre les autres, un jour viendra où l’on ne dira plus : — Les normands ont attaqué les picards, les lorrains ont repoussé les bourguignons. Vous aurez bien encore des différends à régler, des intérêts à débattre, des contestations à résoudre, mais savez vous ce que vous mettrez à la place des hommes d’armes ? Savez-vous ce que vous mettrez à la place des gens de pied et de cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des piques, des épées ? Vous mettrez une petite boîte de sapin que vous appellerez l’urne du scrutin, et de cette boîte il sortira, quoi ? Une assemblée ! Une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun : Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes ! vivez en paix ! (Applaudissements.) Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune ; vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même race ; ce jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple ; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation.
Si quelqu’un eût dit cela à cette époque, messieurs, tous les hommes positifs, tous les gens sérieux, tous les grands politiques d’alors se fussent écriés : — Oh ! Le songeur ! Oh ! Le rêve-creux ! Comme cet homme connaît peu l’humanité ! Que voilà une étrange folie et une absurde chimère ! — Messieurs, le temps a marché, et cette chimère, c’est la réalité. (Mouvement.)
Et, j’insiste sur ceci, l’homme qui eût fait cette prophétie sublime eût été déclaré fou par les sages, pour avoir entrevu les desseins de Dieu ! (Nouveau mouvement.)
Eh bien ! vous dites aujourd’hui, et je suis de ceux qui disent avec vous, tous, nous qui sommes ici, nous disons à la France, à l’Angleterre, à la Prusse, à l’Autriche, à l’Espagne, à l’Italie, à la Russie, nous leur disons :
Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’assemblée législative est à la France ! (Applaudissements.) Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! (Rires et bravos.) Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe (applaudissements), placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! (Longs applaudissements.)
Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant d’événements et d’idées le plus impétueux qui ait encore entraîné les peuples, et, à l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage d’un siècle.
Et français, anglais, belges, allemands, russes, slaves, européens, américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer. (Immenses applaudissements.)
Nous aimer ! Dans cette œuvre immense de la pacification, c’est la meilleure manière d’aider Dieu !
Car Dieu le veut, ce but sublime ! Et voyez, pour y atteindre, ce qu’il fait de toutes parts ! Voyez que de découvertes il fait sortir du génie humain, qui toutes vont à ce but, la paix ! Que de progrès, que de simplifications ! Comme la nature se laisse de plus en plus dompter par l’homme ! Comme la matière devient de plus en plus l’esclave de l’intelligence et la servante de la civilisation ! Comme les causes de guerre s’évanouissent avec les causes de souffrance ! Comme les peuples lointains se touchent ! Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c’est le commencement de la fraternité.
Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France au moyen âge ! Grâce aux navires à vapeur, on traverse aujourd’hui l’Océan plus aisément qu’on ne traversait autrefois la Méditerranée ! Avant peu, l’homme parcourra la terre comme les dieux d’Homère parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde entourera le globe et étreindra le monde. (Applaudissements.)
Ici, messieurs, quand j’approfondis ce vaste ensemble, ce vaste concours d’efforts et d’événements, tous marqués du doigt de Dieu ; quand je songe à ce but magnifique, le bien-être des hommes, la paix ; quand je considère ce que la providence fait pour et ce que la politique fait contre, une réflexion douloureuse s’offre à mon esprit.
Il résulte des statistiques et des budgets comparés que les nations européennes dépensent tous les ans, pour l’entretien de leurs armées, une somme qui n’est pas moindre de deux milliards, et qui, si l’on y ajoute l’entretien du matériel des établissements de guerre, s’élève à trois milliards. Ajoutez-y encore le produit perdu des journées de travail de plus de deux millions d’hommes, les plus sains, les plus vigoureux, les plus jeunes, l’élite des populations, produit que vous ne pouvez pas évaluer à moins d’un milliard, et vous arrivez à ceci que les armées permanentes coûtent annuellement à l’Europe quatre milliards. Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans, et en trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a été dépensée pendant la paix pour la guerre! (Sensation.) Supposez que les peuples d’Europe, au lieu de se défier les uns des autres, de se jalouser, de se haïr, se fussent aimés ; supposez qu’ils se fussent dit qu’avant même d’être français, ou anglais, ou allemands, on est homme, et que, si les nations sont des patries, l’humanité est une famille. Et maintenant, cette somme de cent vingt-huit milliards, si follement et si vainement dépensée par la défiance, faites-la dépenser par la confiance ! Ces cent vingt-huit milliards donnés à la haine, donnez-les à l’harmonie ! Ces cent vingt-huit milliards donnés à la guerre, donnez-les à la paix ! (applaudissements) donnez-les au travail, à l’intelligence, à l’industrie, au commerce, à la navigation, à l’agriculture, aux sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme de cent vingt-huit milliards avait été dépensée de cette façon, l’Amérique, de son côté, aidant l’Europe, savez-vous ce qui serait arrivé ? La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du globe aurait centuplé, et il n’y aurait plus nulle part ni landes ni jachères, ni marais ; on bâtirait des villes là où il n’y a encore que des solitudes ; on creuserait des ports là où il n’y a encore que des écueils ; l’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s’évanouirait ! Et savez-vous ce qui s’évanouirait avec la misère ? Les révolutions. (Bravos prolongés.) Oui, la face du monde serait changée ! Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l’univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! (Nouveaux applaudissements)
Voyez, messieurs, dans quel aveuglement la préoccupation de la guerre jette les nations et les gouvernants ; si les cent vingt-huit milliards qui ont été donnés par l’Europe depuis trente-deux ans à la guerre qui n’existait pas avaient été donnés à la paix qui existait, disons-le, et disons-le bien haut, on n’aurait rien vu en Europe de ce qu’on y voit en ce moment ; le continent, au lieu d’être un champ de bataille, serait un atelier ; et, au lieu de ce spectacle douloureux et terrible, le Piémont abattu, Rome, la ville éternelle, livrée aux oscillations misérables de la politique humaine, la Hongrie et Venise qui se débattent héroïquement, la France inquiète, appauvrie et sombre, la misère, le deuil, la guerre civile, l’obscurité sur l’avenir ; au lieu de ce spectacle sinistre, nous aurions sous les yeux l’espérance, la joie, la bienveillance, l’effort de tous vers le bien-être commun, et nous verrions partout se dégager de la civilisation en travail le majestueux rayonnement de la concorde universelle. (Bravo ! bravo. — Applaudissements.)
Chose digne de méditation ! ce sont nos précautions contre la guerre qui ont amené les révolutions. On a tout fait, on a tout dépensé contre le péril imaginaire. On a aggravé ainsi la misère, qui était le péril réel. On s’est fortifié contre un danger chimérique, on a tourné ses regards du côté où n’était pas le point noir, on a vu les guerres qui ne venaient pas, et l’on n’a pas vu les révolutions qui arrivaient. (Longs applaudissements.)
Messieurs, ne désespérons pas pourtant. Au contraire, espérons plus que jamais ! Ne nous laissons pas effrayer par des commotions momentanées, secousses nécessaires peut-être des grands enfantements. Ne soyons pas injustes pour les temps où nous vivons, ne voyons pas notre époque autrement qu’elle n’est. C’est une prodigieuse et admirable époque après tout, et le dix-neuvième siècle sera, disons-le hautement, la plus grande page de l’histoire. Comme je vous le rappelais tout à l’heure, tous les progrès s’y révèlent et s’y manifestent à la fois, les uns amenant les autres ; chute des animosités internationales, effacement des frontières sur la carte et des préjugés dans les cœurs, tendance à l’unité, adoucissement des mœurs, élévation du niveau de l’enseignement et abaissement du niveau des pénalités, domination des langues les plus littéraires, c’est-à-dire les plus humaines ; tout se meut en même temps, économie politique, science, industrie, philosophie, législation, et converge au même but, la création du bien-être et de la bienveillance, c’est-à dire, et c’est là pour ma part le but auquel je tendrai toujours, extinction de la misère au dedans, extinction de la guerre au dehors. (Applaudissements.)
Oui, je le dis en terminant, l’ère des révolutions se ferme, l’ère des améliorations commence. Le perfectionnement des peuples quitte la forme violente pour prendre la forme paisible. Le temps est venu où la providence va substituer à l’action désordonnée des agitateurs l’action religieuse et calme des pacificateurs. (Oui ! oui !)
Désormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici : faire reconnaître toutes les nationalités, restaurer l’unité historique des peuples et rallier cette unité à la civilisation par la paix, élargir sans cesse le groupe civilisé, donner le bon exemple aux peuples encore barbares, substituer les arbitrages aux batailles ; enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l’ancien monde faisait prononcer par la force. (Profonde sensation.)
Messieurs, je le dis en terminant, et que cette pensée nous encourage, ce n’est pas aujourd’hui que le genre humain est en marche dans cette voie providentielle. Dans notre vieille Europe, l’Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple séculaire elle a dit aux peuples : Vous êtes libres. La France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples : Vous êtes souverains. Maintenant faisons le troisième pas et tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amérique, disons aux peuples : Vous êtes frères ! (Immense acclamation. — L’orateur se rassied au milieu des applaudissements.)




II
CLÔTURE DU CONGRÈS DE LA PAIX

24 août 1849.

Messieurs, vous m’avez permis de vous adresser quelques paroles de bienvenue ; permettez-moi de vous adresser quelques paroles d’adieu.
Je serai très court, l’heure est avancée, j’ai présent à l’esprit l’article 3 du règlement, et, soyez tranquilles, je ne m’exposerai pas à me faire rappeler à l’ordre par le président. (On rit.)
Nous allons nous séparer, mais nous resterons unis de cœur. (Oui ! oui !) Nous avons désormais une pensée commune, messieurs ; et une commune pensée, c’est, en quelque sorte, une commune patrie. (Sensation.) Oui, à dater de ce jour, nous tous qui sommes ici, nous sommes compatriotes (Oui ! oui !)
Vous avez pendant trois jours délibéré, discuté, approfondi, avec sagesse et dignité, de graves questions, et à propos de ces questions, les plus hautes que puisse agiter l’humanité, vous avez pratiqué noblement les grandes mœurs des peuples libres.
Vous avez donné aux gouvernements des conseils, des conseils amis qu’ils entendront, n’en doutez pas ! (Oui ! oui !) Des voix éloquentes se sont élevées parmi vous, de généreux appels ont été faits à tous les sentiments magnanimes de l’homme et du peuple ; vous avez déposé dans les esprits, en dépit des préjugés et des inimitiés internationales, le germe impérissable de la paix universelle.
Savez-vous ce que nous voyons, savez-vous ce que nous avons sous les yeux depuis trois jours ? C’est l’Angleterre serrant la main de la France, c’est l’Amérique serrant la main de l’Europe, et quant à moi, je ne sache rien de plus grand et de plus beau ! (Explosion d’applaudissements.)
Retournez maintenant dans vos foyers, rentrez dans vos pays le cœur plein de joie, dites-y que vous venez de chez vos compatriotes de France. (Mouvement. — Longue acclamation.) Dites que vous y avez jeté les bases de la paix du monde, répandez partout cette bonne nouvelle, et semez partout cette grande pensée.
Après les voix considérables qui se sont fait entendre, je ne rentrerai pas dans ce qui vous a été expliqué et démontré, mais permettez-moi de répéter, pour clore ce congrès solennel, les paroles que je prononçais en l’inaugurant. Ayez bon espoir ! ayez bon courage ! L’immense progrès définitif qu’on dit que vous rêvez, et que je dis que vous enfantez, se réalisera. (Bravo ! bravo !) Songez à tous les pas qu’a déjà faits le genre humain ! Méditez le passé, car le passé souvent éclaire l’avenir. Ouvrez l’histoire et puisez-y des forces pour votre foi.
Oui, le passé et l’histoire, voilà nos points d’appui. Tenez, ce matin, à l’ouverture de cette séance, au moment où un respectable orateur chrétien tenait vos âmes palpitantes sous la grande et pénétrante éloquence de l’homme cordial et du prêtre fraternel, en ce moment-là, un membre de cette assemblée, dont j’ignore le nom, lui a rappelé que le jour où nous sommes, le 24 août, est l’anniversaire de la Saint-Barthélemy. Le prêtre catholique a détourné sa tête vénérable et a repoussé ce lamentable souvenir. Eh bien ! ce souvenir, je l’accepte, moi ! (Profonde et universelle impression.) Oui, je l’accepte ! (Mouvement prolongé.)
Oui, cela est vrai, il y a de cela deux cent soixante et dix-sept années, à pareil jour, Paris, ce Paris où vous êtes, s’éveillait épouvanté au milieu de la nuit. Une cloche, qu’on appelait la cloche d’argent, tintait au palais de justice, les catholiques couraient aux armes, les protestants étaient surpris dans leur sommeil, et un guet-apens, un massacre, un crime où étaient mêlées toutes les haines, haines religieuses, haines civiles, haines politiques, un crime abominable s’accomplissait. Eh bien! Aujourd’hui, dans ce même jour, dans cette même ville, Dieu donne rendez-vous à toutes ces haines et leur ordonne de se convertir en amour. (Tonnerre d’applaudissements.) Dieu retire à ce funèbre anniversaire sa signification sinistre ; où il y avait une tache de sang, il met un rayon de lumière (long mouvement) ; à la place de l’idée de vengeance, de fanatisme et de guerre, il met l’idée de réconciliation, de tolérance et de paix ; et, grâce à lui, par sa volonté, grâce aux progrès qu’il amène et qu’il commande, précisément à cette date fatale du 24 août, et pour ainsi dire presque à l’ombre de cette tour encore debout qui a sonné la Saint-Barthélemy, non seulement anglais et français, italiens et allemands, européens et américains, mais ceux qu’on nommait les papistes et ceux qu’on nommait les huguenots se reconnaissent frères (mouvement prolongé) et s’unissent dans un étroit et désormais indissoluble embrassement. (Explosion de bravos et d’applaudissements. — M. l’abbé Deguerry et M. le pasteur Coquerel s’embrassent devant le fauteuil du président. — Les acclamations redoublent dans l’assemblée et dans les tribunes publiques. — M. Victor Hugo reprend :)
Osez maintenant nier le progrès ! (Nouveaux applaudissements.) Mais, sachez le bien, celui qui nie le progrès est un impie, celui qui nie le progrès nie la providence, car providence et progrès c’est la même chose, et le progrès n’est qu’un des noms humains du Dieu éternel! (Profonde et universelle sensation. — Bravo ! bravo !)
Frères, j’accepte ces acclamations, et je les offre aux générations futures. (Applaudissements répétés.) Oui, que ce jour soit un jour mémorable, qu’il marque la fin de l’effusion du sang humain, qu’il marque la fin des massacres et des guerres, qu’il inaugure le commencement de la concorde et de la paix du monde, et qu’on dise : — Le 24 août 1572 s’efface et disparaît sous le 24 août 1849 ! (Longue et unanime acclamation. — L’émotion est à son comble ; les bravos éclatent de toutes parts ; les anglais et les américains se lèvent en agitant leurs mouchoirs et leurs chapeaux vers l’orateur, et, sur un signe de M. Cobden, ils poussent sept hourras.)

 

 



Congrès de la Paix de 1869

Bruxelles, 4 septembre 1869.



Concitoyens des Etats-Unis d'Europe,

Permettez-moi de vous donner ce nom, car la république européenne fédérale est fondée en droit, en attendant qu'elle soit fondée en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ébauche l'unité. Vous êtes le commencement du grand avenir.

Vous me conférez la présidence honoraire de votre congrès. J'en suis profondément touche.

Votre congrès est plus qu'une assemblée d'intelligences; c'est une sorte de comité de rédaction des futures tables de la loi. Une élite n'existe qu'à la condition de représenter la foule; vous êtes cette élite-là. Dès à présent, vous signifiez à qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, même glorieux, fanfaron et royal, est infâme, que le sang humain est précieux, que la vie est sacrée. Solennelle mise en demeure.

Qu'une dernière guerre soit nécessaire, hélas! Je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre ? Une guerre de conquête. Quelle est la conquête à faire ? La liberté.

Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir, c'est la liberté.

La civilisation tend invinciblement à l'unité d'idiome, à l'unité de mètre, à l'unité de monnaie, et à la fusion des nations dans l'humanité, qui est l'unité suprême. La concorde a un synonyme, simplification; de même que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La première des servitudes, c'est la frontière.

Qui dit frontière, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontière, ôtez le douanier, ôtez le soldat, en d'autres termes, soyez libres; la paix suit.

Paix désormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. Etat normal du travail, de l'échange, de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient des idées, du flux et reflux humain.

Qui a intérêt aux frontières? Les rois. Diviser pour régner. Une frontière implique une guérite, une guérite implique un soldat. « On ne passe pas », mot de tous les privilèges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontière, de cette guérite, de ce soldat, sort toute la calamité humaine.

Le roi, étant l'exception, a besoin, pour se défendre, du soldat, qui à son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armées, il faut aux armées la guerre. Autrement, leur raison d'être s'évanouit. Chose étrange, l'homme consent à tuer l'homme sans savoir pourquoi. L'art des despotes, c'est de dédoubler le peuple en armée. Une moitié opprime l'autre.

Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n'ont jamais qu'une cause, l'armée. Ôtez l'armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l'armée ? Par la suppression des despotismes.

Comme tout se tient ! Abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, fainéantises payées, clergés salariés, magistratures entretenues, sinécures aristocratiques, concessions gratuites des édifices publics, armées permanentes; faites cette rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voilà d'un trait de plume le problème de la misère simplifié.

Cette simplification, les trônes n'en veulent pas. De la les forêts de baïonnettes.

Les rois s'entendent sur un seul point, éterniser la guerre. On croit qu'ils se querellent ; pas du tout, ils s'entraident. Il faut, je le répète, que le soldat ait sa raison d'être. Éterniser l'armée, c'est éterniser le despotisme; logique excellente, soit, et féroce. Les rois épuisent leur malade, le peuple, par le sang versé. Il y a une farouche fraternité des glaives d'ou résulte l'asservissement des hommes.

Donc, allons au but, que j'ai appelé quelque part « la résorption du soldat dans le citoyen ». Le jour où cette reprise de possession aura eu lieu, le jour où le peuple n'aura plus hors lui l'homme de guerre, ce frère ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour créer, d'un côté la richesse et de l'autre la lumière, cette force, le travail, et cette âme, la paix.



Des affaires de famille retenaient Victor Hugo a Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congrès, il se décida à aller à Lausanne. Le 14 septembre, il ouvrit le Congrès. Voici ses paroles :


Les mots me manquent pour dire à quel point je suis touché de l'accueil qui m'est fait. J'offre au congrès, j'offre a ce généreux et sympathique auditoire, mon émotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de réunion de vos délibérations ce noble pays des Alpes. D'abord, il est libre ; ensuite, il est sublime. Oui, c'est ici, oui, c'est en présence de cette nature magnifique qu'il sied de faire les grandes déclarations d'humanité, entre autres celles-ci: Plus de guerre !

Une question domine ce congrès.

Permettez-moi, puisque vous m'avez fait l'honneur insigne de me choisir pour président, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu'est-ce que nous voulons ? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l'homme et l'homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frère et le frère, entre Abel et Caïn. Nous voulons l'immense apaisement des haines.

Mais cette paix, comment la voulons-nous ? La voulons-nous à tout prix ? La voulons-nous sans conditions ? Non ! Nous ne voulons pas de la paix le dos courbé et le front baissé ; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme; nous ne voulons pas de la paix sous le bâton ; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre !

La première condition de la paix, c'est la délivrance: Pour cette délivrance, il faudra, à coup sur, une révolution, qui sera la suprême, et peut-être, hélas ! Une guerre, qui sera la dernière. Alors tout sera accompli. La paix, étant inviolable, sera éternelle. Alors, plus d'armées, plus de rois. Evanouissement du passe. Voilà ce que nous voulons.

Nous voulons que le peuple vive, laboure, achète, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu'il y ait des écoles faisant des citoyens, et qu'il n'y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande république continentale, nous voulons les Etats-Unis d'Europe, et je termine par ce mot: La liberté, c'est le But ; la paix, c'est le résultat.


Les délibérations des Amis de la paix durèrent quatre jours. Victor Hugo fit en ces termes la clôture du Congrès:


Citoyens,

Mon devoir est de clore ce congrès par une parole finale. Je tâcherai qu'elle soit cordiale. Aidez-moi.

Vous êtes le congrès de la paix, c'est-a-dire de la conciliation. A ce sujet, permettez-moi un souvenir.

Il y a vingt ans, en 1849, il y avait à Paris ce qu'il y a aujourd'hui à Lausanne, un congrès de la paix. C'était le 24 août, date sanglante, anniversaire de la Saint Barthelemy. Deux prêtres, représentant les deux formes du christianisme, étaient la; le pasteur Coquerel et l'abbé Deguerry. Le président du congrès, celui qui a l'honneur de vous parler en ce moment, évoqua le souvenir néfaste de 1572, et, s'adressant aux deux prêtres, leur dit: "Embrassez-vous!"

En présence de cette date sinistre, aux acclamations de l'assemblée,
le catholicisme et le protestantisme s'embrassèrent.

Aujourd'hui quelques jours a peine nous séparent d'une autre date, aussi illustre que la première est infâme, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-là, la république française a été fondée, et, de même que le 24 août 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot : « Extermination », le 21 septembre 1792 la démocratie a jeté son premier cri: « Liberté, égalité, fraternité ! »

Eh bien! en présence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions représentées par deux prêtres, qui se sont embrassées, et je demande un autre embrassement. Celui-là est facile et n'a rien à faire oublier. Je demande l'embrassement de la république et du socialisme.

Nos ennemis disent: le socialisme, au besoin, accepterait l'empire. Cela n'est pas. Nos ennemis disent : la république ignore le socialisme. Cela n'est pas.

La haute formule définitive que je rappelais tout a l'heure, en même temps qu'elle exprime toute la république, exprime aussi tout le socialisme.

A côté de la liberté, qui implique la propriété, il y a l'égalité, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! Et il y a la fraternité, qui implique la solidarité.

Donc, république et socialisme, c'est un.

Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu'on appelait autrefois un républicain de la veille, mais je suis un socialiste de l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en parler.

Le socialisme est vaste et non étroit. Il s'adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu'il pose l'importante question du travail et du salaire, il proclame l'inviolabilité de la vie humaine, l'abolition du meurtre sous toutes ses formes, la résorption de la pénalité par l'éducation, merveilleux problème résolu. Il proclame l'enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette égale de l'homme. Il proclame le droit de l'enfant, cette responsabilité de l'homme. Il proclame enfin la souveraineté de l'individu, qui est identique à la liberté.

Qu'est-ce que tout cela ? C'est le socialisme. Oui. C'est aussi la République !

Citoyens, le socialisme affirme la vie, la république affirme le droit. L'un élève l'individu a la dignité d'homme, l'autre élève l'homme a la dignité de citoyen. Est-il un plus profond accord?

Oui, nous sommes tous d'accord, nous ne voulons pas de césar, et je défends le socialisme calomnie !

Le jour où la question se poserait entre l'esclavage avec le bien-être, _panem et circenses_, d'un coté, et, de l'autre, la liberté avec la pauvreté, pas un, ni dans les rangs républicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n'hésiterait ! Et tous, je le déclare, je l'affirme, j'en réponds, tous préfèreraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberté.

Donc, ne laissons pas poindre et germer l'antagonisme. Serrons-nous donc, mes frères socialistes, mes frères républicains, serrons-nous étroitement autour de la justice et de la vérité, et faisons front à l'ennemi.

Qu'est l'ennemi?

L'ennemi, c'est plus et moins qu'un homme. C'est un ensemble de faits hideux qui pèse sur le monde et qui le dévore. C'est un monstre aux mille griffes, quoique cela n'ait qu'une tête. L'ennemi, c'est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et monarchique, qui nous bâillonne et nous spolie, qui met la main sur nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets, les juges, les prêtres, les valets, les palais, les listes civiles, toutes les armées, et pas un seul peuple. L'ennemi, c'est ce qui règne, gouverne, et agonise en ce moment.

Citoyens, soyons les ennemis de l'ennemi, et soyons nos amis ! Soyons une seule âme pour le combattre et un seul cœur pour nous aimer. Ah ! Citoyens : Fraternité !

Encore un mot et j'ai fini.

Tournons-nous vers l'avenir. Songeons au jour certain, au jour inévitable, au jour prochain peut-être, ou toute l'Europe sera constituée comme ce noble peuple suisse qui nous accueille a cette heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple ; il a une patrie qui s'appelle la République, et il a une montagne qui s'appelle la Vierge.

Ayons comme lui la République pour citadelle, et que notre liberté, immaculée et inviolée, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumière.

Je salue la révolution future.



« Pour la guerre dans le présent et pour la paix dans l'avenir »
Extraits

La situation de Hugo, politique et personnelle, est complexe. Ce discours est celui d'un élu de Paris, certes. Mais aussi Hugo arrive de la ville, où il a vécu l'expérience du siège et les situations difficiles que celui-ci a engendrées. D'autre part, c'est le poète illustre, auréolé de ses œuvres, de son combat contre l'Empire, et de son exil. Enfin, c'est le discours d'un exilé justement, rentré dans un pays transformé par vingt années d'expansion économique puis bouleversé, qu'il ne connaît plus vraiment, et à la faveur d'une défaite.

À cette assemblée, Hugo va dire ce qu'elle ne veut ni ne peut entendre, ni politiquement, ni intellectuellement, ni culturellement.

Il va faire, mais à la tribune d'une assemblée, ce qu'il fait dans ses épopées, et dans ses romans comme les Misérables et bientôt Quatrevingt-treize : proposer une dialectique visionnaire et quasiment impossible. Il faut lire Quatrevingt-treize à travers ce texte qui le précéda, et ce texte lui-même dans sa situation et dans son mouvement.

D'abord, à ces provinciaux, un éloge de Paris, qu'il représente comme élu :

Paris a fait face à toute l'Allemagne ; une ville a tenu en échec une invasion ; dix peuples coalisés, ce flot des hommes du Nord qui, plusieurs fois déjà, a submergé la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille pères de famille se sont improvisés soldats. Ce grand peuple parisien a créé des bataillons, fondu des canons, élevé des barricades, creusé des mines, multiplié ses forteresses, gardé son rempart ; et il a eu faim, et il a eu froid ; en même temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les énumérer n'est pas inutile, l'histoire écoute.

Puis, prolongeant et amplifiant cet éloge, le mandat donné à ses députés :

[…] cette cité auguste, Paris, nous a donné un mandat qui accroît son péril et qui ajoute à sa gloire, c'est de voter contre le démembrement de la patrie. […] Et, chose digne de remarque, c'est pour l'Europe en même temps que pour la France que Paris nous a donné le mandat d'élever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.

Puis une provocation, faisant référence au concile du Vatican :

[…] Car, dans cette fatale année de concile et de carnage… (Oh ! oh !) Voix à gauche : Oui ! oui ! très-bien !
M. Victor Hugo. — Je ne croyais pas qu'on pût nier l'effort du pontificat pour se déclarer infaillible, et je ne crois pas qu'on puisse contester le fait, qu'à côté du pape gothique, qui essaye de revivre, l'empereur gothique reparaît. (Bruit à droite. — Approbation sur les bancs de la gauche.)

Puis les attaques contre la Prusse, soigneusement distinguée de l'Allemagne nouvelle :

Je sais bien qu'on nous dit : Subissez les conséquences de la situation faite par vous. On nous dit encore : Résignez-vous, la Prusse vous prend l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais c'est votre faute et c'est son droit ; pourquoi l'avez-vous attaquée, elle ne vous faisait rien ; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente. La Prusse innocente !… Voilà plus d'un siècle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n'est pas coupable, dit-on, aujourd'hui. Elle a pris… (Bruit dans quelques parties de la salle.) [Diverses interruptions] […] Se figure-t-on quelque chose de pareil à ceci : la suppression de l'avenir par le passé ? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c'est le même rêve.

Puis les explications de vote :

Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l'honneur de son pays ; je ne la voterai point, parce qu'une paix infâme est une paix terrible. Et pourtant, peut-être aurait-elle un mérite à mes yeux : c'est qu'une telle paix, ce n'est plus la guerre, soit, mais c'est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui ? Contre les peuples ? non ! contre les rois ! Que les rois recueillent ce qu'ils ont semé. […] Vous créez la haine profonde ; vous indignez la conscience universelle. […] Tout ce que la France perdra, la Révolution le gagnera. (Approbation sur les bancs de la gauche.)

Puis la vision de l'avenir :

Oh ! une heure sonnera — nous la sentons venir — cette revanche prodigieuse. Nous entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans l'histoire. Oui, dès demain, cela va commencer ; dès demain, la France n'aura plus qu'une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir, reprendre des forces ; élever ses enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s'affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l'idée et la France de l'épée. (Très-bien ! Très-bien !)
Puis tout à coup, un jour, elle se dressera ! Oh ! elle sera formidable ; on la verra, d'un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace !
Est-ce tout ? non ! non ! saisir — écoutez-moi, — saisir Trèves, Mayence, Cologne, Coblentz…

Sur divers bancs. — Non ! non ! [Diverses interruptions.]

M. Victor Hugo. — […] Et on entendra la France crier : C'est mon tour ! Allemagne, me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non ! je suis ta sœur. (Très-bien ! Très-bien !) Je t'ai tout repris, et je te rends tout, à une condition : c'est que nous ne ferons plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule république. (Mouvements divers.) Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternité ! (À gauche : Bravo ! bravo !) Plus de frontières ! Le Rhin à tous. Soyons la même République, soyons les États-Unis d'Europe, soyons la fédération continentale, soyons la liberté européenne, soyons la paix universelle ! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l'une à l'autre : tu m'as délivrée de mon empereur, et je te délivre du tien. (Bravo ! bravo ! Applaudissements.)

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